mercredi 4 novembre 2009

Et si j'étais né en 17 à Leidenstadt

Mon père avait un magnifique étui de violoncelle en cuir marron-roux fait à la main par un artisan de talent. Lorsque j'étais étudiante, je prenais plaisir à me rendre à la fac avec un beau cartable usé taillé dans le même cuir et cousu par le même artisan. A l'intérieur, à l'encre violette, était écrit le nom de mon grand-père. Il y avait aussi à la maison une trousse à outils du même cuir.
Mon grand-père s'appelait Maurice. Sa mère était journalière, c'est-à-dire qu'elle était payée à la journée pour le travail qu'elle faisait de place en place, soit dans les champs, soit dans les usines qui fleurissaient dans le Pas-de-Calais de cette époque. Elle était fille-mère comme on disait quand son enfant est né, en 1889.
Mon grand-père avait commencé à travailler gamin comme ouvrier dans une distillerie. A l'époque où le paternalisme avait du bon, un dirigeant de l'usine a remarqué que ce gosse était intelligent mais n'avait pas eu la chance d'aller très longtemps en classe. Je crois qu'il s'est débrouillé pour lui faire obtenir une bourse afin qu'il puisse retourner sur les bancs de l'école. Mon grand-père est ensuite entré dans l'administration et en a gravi un à un les échelons. A la fin de sa carrière, il était secrétaire général de la sous-préfecture, un notable estimé de tous, toujours impeccablement vêtu d'un costume trois pièces et d'un chapeau qu'il soulevait régulièrement dans la rue pour saluer les personnes de sa connaissance.
Il avait fait la guerre de 14 en Macédoine et avait les larmes aux yeux quand il évoquait la noyade de sa jument Estrella dans le port de Salonique. Il se faisait une haute idée de la France et était férocement républicain. Je crois qu'il bouffait volontiers du curé, je ne l'ai jamais vu aller à l'église. En 1978, quand un de mes frères s'est marié, il a été choqué que ma mère se rende au mariage civil sans chapeau. Pour lui, peut-être parce qu'il lui devait beaucoup, la République et ses représentants méritaient le plus grand respect.
Pendant la guerre de 39-45, mon grand-père avait déjà 50 ans passés et était père de cinq enfants. Il est resté à son poste à la sous-préfecture où il n'avait pas encore gravi tous les échelons. Il s'est attiré des ennuis de la part de sa hiérarchie en aidant des familles juives parce que le gouvernement de cette époque ne correspondait pas à son idée de la France. Il a donc fait ce qu'il pouvait en faisant disparaître des morceaux de listes de Juifs. Il ne pouvait pas tout faire disparaître, on l'aurait remarqué tout de suite, alors il coupait la fin des listes ou peut-être supprimait une page ou deux lorsqu'il y en avait plusieurs. L'administration a compris qu'elle devait se méfier de lui et l'a muté d'office à 300 km de chez lui, à un emploi sans responsabilité. Il n'a pu retrouver son Pas-de-Calais qu'après la guerre. Parce que je sais que ça avait de l'importance pour lui, j'ai encadré le parchemin lui décernant la Légion d'Honneur en 1953.
Aujourd'hui où chacun est si prompt à juger, certains diront peut-être qu'il aurait dû faire plus. Il a fait ce qu'il pouvait à son échelle. Beaucoup n'ont rien fait.
Je pense que c'était quelqu'un de bien. En tout cas, c'est ce que pensait le bourrelier juif qui le tenait en haute estime et s'était promis que la famille de mon grand-père ne manquerait jamais de cuir.

2 commentaires:

  1. Trés émouvant ce voyage dans le passé, ton grand-père me fait penser à ce consul qui distibuait des passeports aux juifs. La télé nous a offert un téléfilm formidable racontant cet épisode de la guerre.

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  2. En parlant d'émotion, je viens d'en ressentir une grande en lisant ton billet... Très beau récit.
    Et je vois que Mab te lit aussi :)

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