dimanche 9 janvier 2011


Ma mère est un drôle d'oiseau. La dernière fois qu'elle est allée à Paris, il y a un mois ou deux, elle est passée par hasard devant le Palais de la découverte. Comme elle n'avait rien de prévu, elle y est entrée et y a passé trois heures. Elle en est revenue enthousiasmée et prévoit d'y retourner dès que possible.
Ma mère vient d'avoir 88 ans. Je pense souvent qu'elle est indestructible, mes filles prétendant même qu'elle est atteinte du syndrome Benjamin Button et qu'elle rajeunit. C'est possible, elle est capable de tout. Elle est de ces femmes qui résistent à tout, qui font face aux épreuves avec courage et se relèvent toujours. Je rêve d'avoir sa force et sa vitalité, j'espère qu'elles sont inscrites dans mes gènes.
L'origine de tout cela doit être son départ dans la vie, pas forcément facile. Quand elle était bébé, son père a tenté de la jeter par la fenêtre. C'était un instituteur bien sous tous rapports qui faisait vivre un enfer à sa femme parce qu'il buvait à la maison et devenait violent, mais nul ne le soupçonnait à l'extérieur. Le jour où il s'en est pris à son enfant, ma grand-mère, institutrice elle-aussi a décidé de le quitter. Elle a été convoquée par l'Inspecteur d'Académie parce que c'était scandaleux et a frôlé de très près la radiation. Une femme qui quitte son mari en 1922, même s'il est violent et a presque tué leur enfant, c'est une femme de mauvaise vie qui ne mérite que le mépris. Finalement, on l'a nommée dans un village perdu au fin fond du département pour qu'elle se fasse oublier et elle a gardé ce métier qu'elle aimait tant. Ma mère a gardé en elle l'injustice faite à sa mère et a toujours été une battante elle aussi.
Ma mère est entrée à l'internat en 6ème et garde encore en elle la souffrance de cette petite fille séparée d'une mère adorée. Le collège n'était qu'à une quinzaine de kilomètres mais il n'y avait à l'époque pas d'autre solution que l'internat. Elle travaillait très bien et a gardé les lettres que sa mère lui écrivait, elles sont très belles. Ensuite elle est entrée à l'Ecole Normale pour devenir institutrice elle aussi. La guerre est arrivée, elle a passé une licence d'allemand en parallèle avec son métier et a finalement passé le CAPES pour devenir professeur. Il faut s'imaginer cette époque où elle devait louer une chambre chez l'habitant pour se loger là où on la nommait, la glace qu'elle cassait parfois dans la cuvette pour se laver le matin, les kilomètres qu'elle faisait à bicyclette...
Elle aimait l'allemand parce que sa mère le parlait très bien. Ma grand-mère habitait un village tout près de la ligne de front pendant la guerre de 1914 et avait compris très jeune que les soldats allemands qui se trouvaient tout près de la ferme de ses parents étaient de pauvres diables au même titre que les soldats français qui se trouvaient également tout près. Ses propres parents permettaient aux soldats des deux bords de chauffer leur soupe chez eux et les Allemands leur donnaient parfois en remerciement du sucre destiné à leurs chevaux mais qui était bien aussi bon que le sucre raffiné, ou du pain noir si dur qu'ils le faisaient tremper dans du lait et de l'eau pour réussir à le manger. Au préalable, mon arrière-grand-père devait le fendre à la hache.
Cette intelligence était rare à l'époque chez les gens de la région, habitués à considérer les boches comme les ennemis héréditaires. Lorsque ma mère a passé l'oral du CAPES à Paris, elle y a rencontré un jeune homme qui a finement proposé de lui envoyer les résultats lorsqu'ils seraient publiés, pour lui éviter de refaire le voyage. C'est ainsi qu'elle s'est mariée avec un autre professeur d'allemand. Leur combat après la guerre a été le rapprochement franco-allemand à travers le jumelage de villes des deux anciens ennemis. Ma mère est très heureuse aujourd'hui de savoir que sa petite-fille Juliette est fiancée à un jeune Allemand rencontré lors d'une année d'études Erasmus, c'est pour elle le symbole de la réussite de leur combat.
Ma mère a renouvelé son passeport l'année dernière "au cas où" m'a-t-elle dit, elle se fait de nouveaux amis à chaque fois qu'elle prend le train, elle est très fière de ses quatre enfants et de ses onze petits-enfants. Je ne sais pas si elle sait à quel point je suis fière d'elle. Je sais que j'ai hérité de certains de ses défauts (impatience, exigence, un côté bien trop entier parfois qui me rend trop directe quand j'ai quelque chose en travers de la gorge), j'espère que j'ai hérité de la moitié de ses qualités.

17 commentaires:

  1. Jolis portraits de deux femmes remarquables.
    Tu as de qui tenir.

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  2. C'est beau de pouvoir écrire comme ça sur sa mère ! Ce texte est très émouvant !

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  3. Elle est passionnante, et belle, cette histoire. Tu lui as fait lire?

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  4. Elles sont fortes ces femmes dans ta famille, courageuses aussi ! Bises ;-)

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  5. Ma mère est de cette trempe là. J'espère aussi avoir hérité de ses gènes ainsi que ceux de mon père aussi étonnants.

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  6. Un bel hommage que tu partages avec nous.
    Mais tu sais qu'avoir une mère comme ça ne prépare pas du tout à son départ, nous avons cru que la notre était immortelle tant elle était jeune dans sa tête et son corps.

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  7. C'est beau un tempérament comme ta maman et comme tu dis , ses parents avaient une belle intelligence , ta fille ne doit pas au hasard sa rencontre avec son fiancé allemand , l'histoire de nos familles s'inscrit au travers des vécus .

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  8. @toutes : tant mieux si ce portrait vous a plu. Il reflète ce que je garderai de ma mère, sa force et sa curiosité qui la fait toujours avancer.
    @Céc' : non, je ne lui ferai pas lire ce texte. Mais je crois qu'elle sait comment ses enfants la perçoivent :)
    @Mab : tu touches un point sensible. Je pense très souvent à sa mort mais il y a bien sûr très loin de ce qu'on imagine à la réalité...
    @Brigitte : c'est la fille de ma soeur qui vient de s'installer en Allemagne (c'est un détail, mais je précise).

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  9. Je reconnais la place du monument aux morts et mon mari portait les mêmes culottes courtes !

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  10. Tu as de la chance de voir vieillir ta mère et sa force de caractère, la mienne est morte à 65 ans...heure-bleue

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  11. Qu'attends tu pour aller ouvrir les volets de ta maison de l'atlantique, pour aller renifler les bonnes odeurs apportées par le vent du large? J'ai plaisir à relire encore ce portrait de femme si forte, Bon we.

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  12. Joli texte, Hermione, vraiment un joli texte. Et c'est vrai qu'on a envie de te dire de le faire lire à ta mère tant qu'elle est là ... Mais c'est évidemment plus complexe que ça les relations mère/fille, et sans doute que vous n'avez pas forcément besoin de passer par ce type de texte pour vous dire et sentir tout l'attachement qui vous relie.
    Vraiment un joli texte, Hermione.

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  13. Beau portrait! Il m'a beaucoup touchée... peut être parce que je suis fille d'un couple de profs d'allemand ;-)

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  14. Merci Soumarine ;)

    Anne : c'est vrai que nous sommes une espèce rare finalement, il y a de moins en moins de profs d'allemand. Est-ce que toi aussi tu as eu droit au "alors vous parlez allemand à la maison" de ceux qui ne comprennent rien à rien ?

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  15. Tiens, maintenant que tu le dis, c'est vrai qu'on me posait souvent la question! On ne parlait pas allemand à la maison mais j'ai un mari bilingue et toujours des relations fortes avec ce pays (ces pays, car on a vécu aussi à Vienne). Bon courage pour la nouvelle posologie!

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  16. Quel beau portrait et magnifique destin de femme. Merci de l'avoir partagé :))

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