J'aime bien Eliane. C'est une petite dame aux cheveux gris et aux yeux bleus qui fait le ménage là où je travaille. Elle vit seule, fume comme un pompier tout en étant diabétique et asthmatique. Parfois elle vient m'apporter un bonbon (sans sucre, forcément) et on discute un peu. Elle s'assied sur une chaise face à mon bureau et me raconte sa vie.
Hier on parlait des difficultés à se garer en ville, et elle a glissé dans la conversation que "quand on faisait les fêtes", elle avait essayé de conduite la grosse Merco et la caravane mais avait failli avoir un accident, s'était fait enguirlander par son mari et avait arrêté. Intriguée, je reprends "alors vous faisiez les fêtes, Eliane ?" et elle me raconte que son mari était d'une famille de forains depuis des générations, qu'ils avaient un tir, un crève-ballons et un manège et qu'elle a l'a suivi un moment avant qu'ils ne se séparent. Que son beau-père ne savait ni lire ni compter et qu'il donnait toujours un gros billet pour payer quelque chose, c'était sa femme qui faisait les comptes. Qu'il s'était mis la main sur le billot et s'était coupé le petit doigt pour ne pas être mobilisé à la guerre, puis s'était crevé lui-même un tympan pour ne pas être appelé une seconde fois un peu plus tard.
Je lui demande "mais les gitans, ce sont des forains ? Ou il y a des forains gitans et des forains pas gitans ?". Et là la réponse fuse : "les gitans, c'est tous des voleurs, les forains, non". Puis son oeil bleu s'allume et elle ajoute " enfin... différemment". Et elle continue à me raconter cette vie pendant un moment, jusqu'à ce qu'elle se lève toute contente en me disant "ça m'a fait du bien cette petite causette".
Tu parles Eliane, à moi aussi, c'est pour un moment comme ça que je me dis que je n'ai pas perdu ma journée. J'ai partagé une vie complètement différente de la mienne, racontée par une personne simple qui parle avec son coeur et est si loin de mes fréquentations habituelles.
Il y a aussi l'homme qui s'occupe de l'entretien des bâtiments qui vient me faire la causette une ou deux fois par semaine. Il a pas mal bourlingué, a travaillé en usine, dans le bâtiment, a été militaire en Guadeloupe, a eu un grand-père parti faire fortune aux Etats-Unis au début du siècle...
Bizarrement, tout cela me ramène à mon amie qui n'est plus mon amie. Je l'aimais parce qu'elle avait toujours des histoires incroyables à raconter, des coups de foudre improbables et rocambolesques, des disputes épiques avec ses collègues, des tas de questionnements tarabiscotés qui la rendaient passionnante. Elle avait besoin de parler et d'être écoutée. Il lui semblait que c'était un dialogue parce que nous parlions toutes les deux, mais d'elle exclusivement. Le jour où elle a réalisé qu'elle seule parlait, elle m'en a voulu à mort de lui avoir caché que je n'étais pas que cette mer apparemment calme qui lui servait de miroir.
Peut-être que je suis un vampire finalement. Je me nourris des autres, leur vie m'intéresse, j'adore les écouter. Je n'aime que les gens un peu fêlés, un peu fragiles, ils me touchent et me passionnent. Mais mes propres questionnement sont plus intérieurs, je n'y peux rien, c'est comme ça.